MONTUNIS

MONTUNIS

La Tunisie et le monde...


Tunisipolis

Publié par Karim Abdellatif sur 12 Octobre 2011, 20:34pm

Catégories : #articles

Tunisipolis
Folie et sexualité
 
S’exprimer c’est exister. Parler, communiquer et interagir avec ses semblables et ses concitoyens sont les fondements de toute vie et société humaines. Qui s’isole des autres commence à s’éteindre peu à peu avant de périr réellement. Le dépressif qui broie du noir dans l’obscurité de sa chambre, le schizophrène qui perd peu à peu contact avec la réalité tangible et l’autiste incapable de communiquer avec sa propre famille sont malheureusement tous un peu morts au regard des êtres sains. Les troubles psychiatriques et le concept fourre-tout de la folie sont la première cause de mise à l’écart et au ban de la société. Auparavant, chaque village et chaque quartier possédaient leurs propres fous qui amusaient ou bien faisaient peur aux jeunes enfants. Ces figures pittoresques ont peu à peu été éloignées, écartées et voilées. Le fou est le reflet dans un miroir de notre propre ineptie et sa liberté débridée dénonce involontairement notre folie structurée ainsi que la complexité pointilleuse et presque insensée de nos codes et de nos croyances, fruits d’un long passé que nous recevons jalousement en héritage.
 
Le sexe, dans la mesure où il représente une menace symbolique et fantasmatique pour l’autre (conception dominatrice et vindicative du phallus dressé ; crainte du vagin, seconde bouche de la femme qui la rend d’autant plus effrayante et menaçante), est une autre raison de bannir l’autre. Cette moitié de l’humanité qui donne naissance à l’homme, qui l’éduque et prend soin de lui a été littéralement voilée et dissimulée aux regards d’une gente masculine jugée trop concupiscente. Cette séparation imposée par nos ancêtres a causé la fracture de nos sociétés en deux mondes étrangers : le domaine féminin du secret, de l’invisible et de l’indicible et le monde lumineux et glorieux de l’homme libre, véritable seigneur au sein de sa famille. La réclusion des femmes dans les maisons-prisons ou derrière leurs longs voiles blancs était aussi une marque de bannissement et de rejet de la sphère publique. Seules échappaient parfois à cet ordre des choses les bédouines pour qui la honte du visage était peut-être un fait moins naturel. La femme tunisienne d’aujourd’hui est l’héritière de cette aliénation multiséculaire, mais même si elle a pu jouer un rôle social actif depuis une soixantaine d’années (éducation, travail et vie politique), sa position reste d’une extrême fragilité.
 
Viol symbolique
 
L’homme craint la passivité qu’il assimile à de la soumission. Il a besoin d’agir pour exister, il doit crier, hurler, lutter, revendiquer, conquérir, posséder. Les règnes successifs, autoritaires et liberticides de Habib Bourguiba et de Zine el Abidine Ben Ali ont châtré l’ensemble des Tunisiens [et des Tunisiennes]. Nous étions tous soumis au grand « ZABA » dont même le sobriquet forgé par l’opposition anonyme et voilée ne saurait nous faire oublier le caractère symboliquement sexuel de cette domination (le mot « ZABA » ressemblant étrangement au terme désignant le phallus en tunisien). Nous payions notre taxe au maître par l’intermédiaire du fonds de solidarité nationale. Nous adorions son icône omniprésente et idolâtrions le chiffre « sept » sacralisé, érigé et dressé virilement dans nos rues. Nous avons été violés tour à tour par les Ottomans et leurs sbires, puis par les Français, par Bourguiba et par « ZABA ». Nous avons tellement de fois été violés que nous y avons finalement pris goût… Nous avons fini par croire que c’était dans notre nature d’obéir à la figure du père dominateur et incestueux - penser à Nabil Karoui qualifiant Ben Ali de « notre père à tous, l’homme qui n’aime pas l’injustice ». Nabil Karoui n’était pas un cas à part, nous avons tous participé à ces parades avilissantes, nous avons tous été lâches, nous avons tous humblement baisé la main du monarque. Les rares qui ont refusé de plier l’échine ont été niés, éliminés, exilés, persécutés ou emprisonnés. Et maintenant encore, nous nous attendons hypocritement à l’émergence future d’un nouveau patriarche qui nous guidera encore une fois paternellement et incestueusement. Souvenez-vous des paroles de Imed Trabelsi, le neveu préféré de l’épouse du président déchu : « Baisse la culotte, c’est moi qui pilote ! »
 
Les émeutes-révolution de décembre et janvier ont fait vaciller le géant aux pieds d’argile et tout comme les soldats américains ont déboulonné sous d’autres cieux la statue de Saddam Hussein (y accolant au passage leur drapeau étoilé), la jeunesse prolétarienne tunisienne et une partie de la petite bourgeoisie citadine a causé la chute de « notre père à tous ». La vieille garde politique a alors pris en main les rênes du pays, quittant les alcôves poussiéreuses de l’histoire et ses galeries depuis longtemps oubliées. Béji Caïd Essebsi, arrière-petit-fils d’un mamelouk d’origine génoise et bourguibiste de la première heure n’a cessé de mettre en avant une idée quasi-dogmatique du « prestige de l’état », mais n’a pas hésité à qualifier quelques mois plus tard, lors d’une allocution télévisée, une partie des policiers tunisiens de « singes » - Cherchez l’erreur ! Enfin, la plus grande réalisation gouvernementale de la période post-14 janvier ne pourrait être mise qu’au bénéfice d’un outsider énigmatique, l’ex-ministre de l’intérieur Farhat Rajhi qui a suspendu les activités du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD).
 
Des islamistes iconoclastes
 
Aujourd’hui, la Tunisie vogue sur un océan trouble tel un navire dont le commandant souffrirait de cataracte sénile. Pendant le même temps, chaque parti politique oeuvre égoïstement pour obtenir le maximum de sièges dans la future Assemblée Nationale Constituante. Qu’ils sont donc loin les mots d’ordre de décembre : dignité, égalité, justice, décentralisation… Peu avant les élections d’octobre, la retransmission par la chaîne de télévision privée Nessma de « Persépolis » (film d’animation réalisé par l’iranienne Marjane Satrapi) a provoqué une nouvelle flambée de violence. Deux cents militants salafistes se sont rendus, certains les armes à la main, au siège de Nessma pour en découdre avec une chaîne qu’ils jugent sioniste et hostile à l’islam. « Persépolis » raconte l’histoire d’une jeune fille qui grandit dans l’Iran oppressif de Khomeiny et l’analogie avec la montée en puissance de l’islam politique en Tunisie ne peut être honnêtement passée sous silence. Cette comparaison a bien entendu été éludée par les islamistes qui pouvaient, à juste titre, se sentir visés par le contenu du film. En revanche, ceux-ci ont mis l’accent sur un point que d’aucuns auraient faussement jugé anodin, à savoir la représentation de Dieu sous les traits d’un vieil homme à la barbe blanche. Si cette image d’inspiration chrétienne a été le fer de lance du mouvement de protestation islamiste, c’est que celui-ci savait bien que ce qui n’était après tout qu’un détail dans le film drainerait la colère, voire la rancoeur d’une population dont la sensibilité est à fleur de peau.
 
Le niqab dans les universités
 
Durant ces mêmes jours où les locaux de Nessma ont été visés, des attaques similaires ont eu lieu contre des facultés tunisiennes qui refusaient d’accepter en leurs seins des femmes portant le niqab. 
 
La vision salafiste préconise à priori la séparation des deux sexes à partir de la puberté et la réintégration des femmes au sein des foyers, auprès de leurs époux, de leurs enfants ou de leurs parents. Ce courant ultrareligieux qui prend pour modèle les premiers temps de l’islam prône aussi des règles morales très strictes : prohibition de l’alcool, de la pornographie, de l’homosexualité et de la prostitution, jihad au nom de Dieu, port du niqab par les femmes, prière et jeûne obligatoires pour tous, etc. Actuellement, plus d’un spectateur étranger à ce mouvement reste réellement perplexe devant la lutte acharnée que mènent certains tenants du salafisme pour envoyer de jeunes femmes (certes voilées des pieds à la tête) dans la gueule du loup : dans des universités où l’on n’enseigne pas les préceptes du Coran et où il serait impossible de ne pas côtoyer des hommes (enseignants ou étudiants). Le niqab constitue symboliquement une barrière ou un mur dressés entre la femme musulmane et la société masculine, la préservant ainsi des vices et des tentations extérieurs. Comment est-il donc possible de concevoir en toute logique un courant de pensée fondamentaliste qui tient à la fois à dissimuler les femmes et à les envoyer dans la géhenne bisexuée des sciences, des arts et des lettres profanes ? La contradiction interne de cette lutte pour les droits à l’éducation des femmes porteuses de niqab est frappante.
 
Nadia el Fani & Nouri Bouzid
 
Des atteintes à la liberté de création artistique se sont déjà produites en Tunisie depuis le 14 janvier 2011. Le cinéaste Nouri Bouzid a été agressé le 6 avril dernier par un inconnu barbu muni d’une barre de fer qui lui a asséné un coup sur la tête en criant « Dieu est grand ! ». Le cinéma AfricArt a été l’objet lui d’actes de vandalisme perpétrés en juin par des islamistes scandant « La Tunisie est un Etat islamique ! » au moment de la projection du documentaire de Nadia el Fani au titre provocateur et anarchiste « Ni Allah ni Maître ». Chaque artiste qui ne se contente pas de peindre ou de filmer les vieilles ruelles de la médina et qui désire inscrire son art dans une démarche pensée et réfléchie effectue un acte social. L’artiste ne vit pas dans une bulle à l’écart du monde et lorsqu’il réalise un film ou écrit un livre, il se peut qu’il y ait des conséquences. Mais que dire cependant d’un artiste qui subordonnerait son art aux goûts de la majorité bien pensante ? En quoi l’art conserverait-il encore sa puissance subversive ? Si nous désirons vivre dans une société où les peintres ne peignent plus que des vieilles beldiya, où les cinéastes ne font que ressasser leur enfance et où les écrivains et les journalistes se taisent de peur de heurter la sensibilité des religieux, nous ne méritons pas notre liberté et nous n’avons fait que remplacer une dictature par une autre.
 
L’abdication de l’art et de la pensée signifie la sclérose sociale et présage la perte de liberté pour tous. Certes, l’artiste ne doit pas être systématiquement l’adversaire de son temps ni de son environnement, mais il a le droit de heurter et de choquer, quitte à être ensuite jugé par la justice nationale s’il a enfreint certaines lois. Cependant, il n’est en aucune façon tolérable que des groupes d’individus fassent régner leur propre loi en lieu et place de celle, légitime, du pays.
 
Epilogue : Le 3 mai 2012, le tribunal de première instance de Tunis condamna Nabil Karoui au versement d’une amende de 2.400 dinars pour la diffusion « d’un film troublant l’ordre public et portant atteinte aux bonne moeurs. » Le directeur de la chaîne de télévision Nessma dénonça aussitôt « un coup porté, non seulement à la liberté d’expression mais également à la liberté de création. »
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents