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La Tunisie et le monde...


Un trop-plein de professeurs agrégés en médecine ?

Publié par Karim Abdellatif sur 31 Octobre 2014, 18:26pm

Catégories : #médecine, #articles

Un trop-plein de professeurs agrégés en médecine ?

Publié dans Medic'Info.

Le besoin le plus urgent est la mise à niveau de nos facultés et de nos hôpitaux en particulier universitaires, en leur octroyant les moyens appropriés financiers pour l’équipement et surtout le fonctionnement, et humains en valorisant dans le sens large du terme le travail dans les hôpitaux. Octroyer plus de considération aux médecins hospitalo-universitaires est plus que nécessaire, si on veut redonner à la médecine tunisienne ses lettres de noblesse

Pr Hèdi Ben Maïz

La médecine publique hospitalo-universitaire doit être la référence nationale, tant en matière de formation et de recherche scientifiques que de soins. Ce secteur vital a en effet la lourde responsabilité de soigner l’ensemble des Tunisiens, pauvres ou riches, et de former les futures générations de médecins généralistes et spécialistes. Il est à ce titre impensable que des cliniques privées puissent être mieux équipées que des centres hospitalo-universitaires de renom.

L’impression partagée par un certain nombre de médecins, est que l’hôpital public tunisien vit sur ses acquis. La qualité de l’enseignement et des soins se détériore lentement du fait des abus liés à l’activité privée complémentaire (l’APC) et des démissions de nombreux praticiens hospitalo-universitaires expérimentés.

D’après le rapport ministériel de 2013 sur la démographie médicale hospitalo-universitaire, 84 professeurs et maîtres de conférences agrégés en médecine ont démissionné durant la période allant de 2010 à 2013, alors que ce nombre pour la période précédente (de 2005 à 2009) n’était que de 38 départs. La place laissée vacante par ces enseignants sera difficilement comblée quand on pense que beaucoup d’assistants hospitalo-universitaires (spécialement dans les spécialités chirurgicales), continuent à se perfectionner lors de leurs premières années d’exercice.

Le professeur émérite Hédi Ben Maïz, ancien chef du service M8 à l’hôpital Charles Nicolle, fait remonter le déclin de la médecine tunisienne à l’année 1988 qui a vu la suspension du plein temps aménagé (PTA) et l’instauration du plein temps intégral (PTI). Cette mesure a provoqué l’ire et le départ vers le privé de nombreux médecins qui avaient participé à la fondation de la médecine tunisienne moderne. Faisant marche arrière en septembre 1995, l’administration a instauré l’activité privée complémentaire qui permet à des médecins hospitalo-universitaires d’assurer des consultations privées au sein de l’hôpital pendant deux après-midi par semaine.

Au début du mois d’août 2014, les médecins hospitalo-universitaires apprenaient par un courriel de M. le doyen de la Faculté de Médecine de Tunis que le Ministère de la Santé comptait réduire de moitié le nombre de postes ouverts pour le concours de l’agrégation en médecine. De 90 postes en 2013, il ne resterait en 2014 que 45 postes de maîtres de conférences agrégés hospitalo-universitaires en médecine (MCA). Certains vieux loups du syndicalisme ont néanmoins compris dès le début le stratagème du ministère : annoncer intentionnellement un chiffre très bas pour que les médecins acceptent au final une baisse plus modérée.

Dr Maher Abouda, pneumologue à l’hôpital des forces de sécurité intérieure de la Marsa, prophétisait déjà dès le 7 août 2014 : « Il est clair qu’après une certaine pression, nous finirons par obtenir 60 à 70 postes et tout le monde dira que nous aurons réussi à changer les choses grâce à la mobilisation des hospitalo-universitaires. Mais le chiffre de 70 postes est bien là depuis le début et toutes les négociations qui auront lieu d’ici à septembre ne seront qu’une opération commerciale, un marchandage des futurs MCA dans lequel le ministère est gagnant d'avance. »

Le Dr Abouda avait vu juste puisqu’aux alentours du 23 août 2014, le Pr Ahmed Maherzi doyen de la Faculté de Médecine de Tunis, envoyait à ses enseignants un nouveau courriel où il annonçait que 63 postes de MCA seraient ouverts pour le concours d’agrégation en médecine du 2 décembre 2014, soient 32 postes pour Tunis, 12 pour Sousse, 11 pour Monastir et 8 pour Sfax.

Selon le décret n°2009-772, fixant le statut particulier du corps des médecins hospitalo-universitaires, « le corps médical hospitalo-universitaire comprend les grades suivants : professeur hospitalo-universitaire en médecine, maître de conférences agrégé hospitalo-universitaire en médecine, assistant hospitalo-universitaire en médecine. Les maîtres de conférences agrégés hospitalo-universitaires en médecine sont nommés par voie de concours sur épreuves ouvert aux assistants hospitalo-universitaires en médecine ayant quatre ans d’ancienneté au moins dans leur grade. Les médecins hospitalo-universitaires sont chargés de l’enseignement théorique, pratique et dirigé des étudiants des facultés de médecine, des écoles supérieures des sciences et techniques de la santé, des instituts supérieurs des sciences infirmières et des écoles des sciences infirmières, ainsi que des internes et des résidents en médecine. » Ils effectuent en outre une activité de soin et de prévention, ainsi qu’une activité de recherche.

Selon des sources proches du ministère, la baisse du nombre de postes de MCA à pourvoir en 2014 serait due à une restriction budgétaire de 20% imposée par le Ministère des Finances au Ministère de la Santé. La Pr Habiba Mizouni, secrétaire générale du Syndicat national des médecins, des dentistes et des pharmaciens hospitalo-universitaires (UGTT) a jugé inacceptable cet argument de restriction budgétaire. Pour elle, « la décision de réduire le nombre de postes d’agrégation est une décision gravissime qui met en péril le centre hospitalo-universitaire, la qualité de l'enseignement et de l'encadrement et l'indépendance de nos institutions. »

Le Dr Mohamed-Salah Annabi, résident major en cardiologie, ajoute que « L’enseignement de la médecine est en déliquescence et que personne n’a l’air de s’en soucier. Les effets de ce désastre ne sont pas perceptibles au quotidien pour le peuple et encore moins pour les dirigeants. Seuls les médecins - particulièrement ceux engagés dans les structures publiques à haut débit -, et les malades les ressentent au quotidien. L'Etat réfléchit à court terme : on a une dette à payer, donc on coupe du budget. L'enseignement de la médecine en souffrira, tant pis ! Pour contenter ses créanciers, la Tunisie est prête à sacrifier un de ses plus fiers acquis. »

Le Dr Walid Barhoumi, hématologue et ancien membre du Syndicat des internes et des résidents en médecine de Tunis (UGTT), ne partage pas totalement cet avis. Pour lui, « dans les facultés de médecine tunisiennes, il y a presque autant d’enseignants (des assistants, des professeurs agrégés et des professeurs en médecine) que d’étudiants. Le problème n’est pas le nombre de poste. Il y a assez de postes ! La médecine, ce ne sont pas que les hospitalo-universitaires. On devrait gratifier et donner plus d’importance au cursus de santé publique au lieu de pousser tout le monde à privilégier, comme seul plan de carrière, le parcours hospitalo-universitaire. On se retrouve souvent avec des MCA et des professeurs qui ne sont là que pour faire valoir leur droit à l’APC. En France, les praticiens hospitaliers (PH : à fonction uniquement dans les services) sont aussi valorisés que les professeurs des universités-praticiens hospitaliers (PUPH : équivalents des hospitalo-universitaires) et sont aussi, voire parfois plus compétents. Si une réforme était à faire, ce devrait être dans ce sens. Gaver les services d'assistants ou de MCA, ce n’est sûrement pas une solution ! »

D’après le rapport ministériel de 2013 précédemment cité, de 2005 à 2013, l’effectif des médecins hospitalo-universitaires tunisiens est passé de 1486 à 1989 praticiens, soit une hausse de 34%. Le nombre de professeurs en médecine a augmenté de 56% et celui des maîtres de conférences agrégés en médecine de 23%. Ce taux doit évidemment être corrélé à l’augmentation constante du nombre de résidents en médecine au cours de ces dernières années. Selon l’aveu involontaire de certains responsables ministériels, cette dernière augmentation aurait servi à créer une situation de « dumping » dans notre pays, obligeant les nouveaux médecins spécialistes à s’éloigner des grandes villes qui se trouveraient de facto saturées.

D’après la même étude, si l’on compare le nombre de lits par médecin dans des structures telles que l’hôpital Charles Nicolle et la Rabta de Tunis d’une part, et des hôpitaux français de capacité plus importante d’autre part (Toulouse : 2860 lits et Grenoble : 2194 lits en 2012), il apparaît que le nombre de lits par médecin hospitalo-universitaire est plus important dans ces établissements français (Toulouse : 13,1 / Grenoble : 8,8 / HCN : 5,7 / Rabta : 6), tandis que le nombre de lits par médecin spécialiste (toute catégorie) y est plus faible (Toulouse : 3,1 / Grenoble : 3 / HCN : 4,8 / Rabta : 5). Ceci tend à démontrer que dans ces deux établissements français, on fait participer plus activement les médecins non hospitalo-universitaires dans la prise en charge des malades.

D’après le Pr Rached Letaief, chef du service de chirurgie générale et viscérale au C.H.U. Farhat Hached de Sousse, « Il y aurait actuellement une confusion totale entre les besoins pédagogiques, les besoins en soignants qualifiés et le droit légitime de promotion des hospitalo-universitaires. Il ne serait plus acceptable que la promotion des assistants hospitalo-universitaires (AHU) ne puisse se faire que par le MCA. La carrière hospitalo-universitaire devrait rester principalement une étape de la vie professionnelle permettant la formation et le perfectionnement puis le départ vers d’autres modes d’exercice pour la majorité. L’accès devrait être facilité pour la première partie de cette carrière (AHU), mais la sortie devrait être aussi programmée pour éviter la saturation. Il y a une très mauvaise répartition des MCA et il y a certains services médicaux de 30 lits qui comptent quatre et cinq MCA et un ou deux AHU. »

Dans le communiqué du Syndicat national des médecins, des dentistes et des pharmaciens hospitalo-universitaires du 5 août 2014, la secrétaire générale écrivait : « Le secteur des hospitalo-universitaires traverse une crise importante en raison de la détérioration des conditions de travail dans les hôpitaux universitaires et de l'absence de stratégies claires en vue de promouvoir ce secteur qui constitue la colonne vertébrale du système de formation du personnel médical et paramédical dans notre pays et du secteur de la santé en général. Socle de la santé dans notre pays, le système hospitalo-universitaire est un des secteurs stratégiques qui ne peuvent souffrir de telles mesures en raison de la possible mise en péril de notre sécurité sanitaire à moyen et long termes, ce qui nous éloignerait d’un des principes essentiels de la constitution, à savoir le droit à la santé. Nous commençons à percevoir la volonté croissante de certains lobbies désirant mettre la main sur ce secteur à travers des projets de privatisation : 1. En mettant à sac le secteur public en le vidant de ses cadres hospitalo-universitaires. 2. En imposant la privatisation de la formation médicale comme un fait accompli après que ce secteur ait été rendu incapable d’assurer ses fonctions de formation des cadres médicaux et paramédicaux. L’apprentissage de la médecine serait alors réservé aux étudiants en mesure de payer les frais d’inscription et non aux plus méritants. »

La médecine tunisienne qui s’est essentiellement formée à l’école française est à la croisée des chemins… Quelle direction empruntera-t-elle ? Choisira-t-on de la privatiser encore plus ou maintiendra-t-on un système public souffrant de graves carences, mais parvenant tant bien que mal à assurer des soins aux Tunisiens. Il est cependant important de rappeler quelques réalités : 1. L’université de Tunis El Manar, première université tunisienne à figurer dans le classement de 4ICU (4 International Colleges & Universities) de 2014, se situe à la 90ème position des universités africaines. Elle arrive notamment après l’université de Ouagadougou, l’université de Khartoum et l’université du Zimbabwe 2. Aucune université tunisienne ne figure dans le classement des 500 meilleures universités réalisé par l’Academic Ranking of World Universities (ARWU) en 2014 où figurent pourtant des facultés saoudiennes, israéliennes, argentines, tchèques, irlandaises et turques.

La fuite des médecins hospitalo-universitaires expérimentés vers le secteur privé est aujourd’hui une réalité. L’Etat doit mettre en oeuvre une série de mesures pour rendre attractif le travail des médecins dans le secteur public, aussi bien hospitalo-universitaire que hospitalo-sanitaire : allègement du rythme de gardes, repos de sécurité, revalorisation salariale, encouragement de la recherche scientifique, intéressement aux actes, etc. Beaucoup de détracteurs des médecins disent que l’Etat a financé leurs études et que ces derniers doivent s’acquitter en retour de la dette qu’ils ont contractée. Admettons… Mais comment expliquer que nos médecins soient moins bien payés que leurs confrères algériens ou marocains, sans parler des salaires exorbitants des médecins dans de nombreux pays anglo-saxons : 250.000 $ annuels aux USA (pour les anesthésistes-réanimateurs), 316.000 $ au Canada (pour les spécialistes en général), 110.000 AU$ en Australie (pour les gynécologues-obstétriciens), etc.

Ceux qui luttent pour une libéralisation de la médecine en Tunisie doivent savoir que c’est le citoyen qui devra payer les conséquences de cette réforme. Qui dit système libéral, dit économie de marché et adaptation des prix des services de soins à leur coût intrinsèque, à leur valeur d’échange et à la libre concurrence. Les médecins ne seront pas perdants à ce jeu, mais le Tunisien, certainement…

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