MONTUNIS

MONTUNIS

La Tunisie et le monde...


Tozeur, ville médicalement sinistrée

Publié par Karim Abdellatif sur 31 Août 2014, 16:54pm

Catégories : #articles, #médecine

Tozeur, ville médicalement sinistrée

Publié dans Medic’Info.

Le 18 juin 2014, le Pr Mohamed Salah Ben Ammar, ministre de la santé du gouvernement Mehdi Jomaa, visitait plusieurs structures sanitaires et hospitalières dans la région de Tozeur. Dans ce cadre, une réunion a eu lieu à l’hôpital Hedi Jaballah de Tozeur, entre d’une part des cadres du Ministère de la Santé, et d’autre part des médecins du Jérid ainsi que des représentants de la société civile.
 
Plusieurs médecins exerçant dans cet hôpital régional n’ont pas été conviés par les responsables locaux. Ils ont cependant réussi à imposer leur présence après avoir obtenu le consentement du Ministère de la Santé. L’événement a été couvert par Radio Tozeur FM, qui a partagé plusieurs séquences vidéo sur sa page facebook avant d’en retirer les plus « croustillantes », moins de 24 heures après leur publication initiale.
 
Dans ces vidéos supprimées, trois médecins prenaient la parole pour dénoncer l’état catastrophique de la médecine dans cette ville du Sud ainsi que les conditions de travail parfois inhumaines.
 
Le Dr Mehdi Achour, le seul anesthésiste-réanimateur de l’hôpital régional de Tozeur, expliquait qu’il lui arrivait d’assurer jusqu’à vingt gardes consécutives sans prendre un seul jour de repos. Il a aussi dénoncé les carences de l’établissement et leurs conséquences inéluctables sur la santé et la vie des habitants de Tozeur. Il a cité le cas d’un patient admis pour état de choc hémorragique consécutif à un traumatisme. Il n’a pu sauver cette personne faute de poches de sang disponibles. Pour le « remplir », il dit avoir dû se contenter de macromolécules tout en s’en remettant à la grâce de Dieu. D’après lui, si ce patient avait été pris en charge dans une structure aux normes tel que l’hôpital militaire de Tunis, il aurait eu une chance de survivre à ses blessures. Ce médecin désabusé ajouta qu’en trois années passées à Tozeur, il n’avait jamais vu de concentrés plaquettaires.
 
Le Dr Mehdi Achour cita aussi le cas d’une patiente qui devait être opérée à l’hôpital et qui souffrait en préopératoire d’une anémie sévère avec une hémoglobinémie à 4 g/dL. Il avait prescrit des transfusions sanguines, mais rien n’avait été fait après une semaine.
 
Le Dr Mehdi Achour dénonça aussi un grand fléau connu de tous, mais que le corps médical s’évertue d’ordinaire à dissimuler : la corruption de certains confrères. Il cita à titre d’exemple le cas d’une femme enceinte programmée pour césarienne et qui fut obligée d’attendre que son époux ait versé 650 DT au gynécologue-obstétricien de l’hôpital. Il évoqua aussi les « patients-surprises » opérés en toute discrétion au cours de certains weekends.
 
Le Dr Mehdi Achour qui en avait gros sur le coeur, parla aussi de l’incompétence de certains médecins étrangers engagés pour travailler dans les régions de l’intérieur. Sur le plan personnel, il estimait que son niveau de connaissances scientifiques avait décliné depuis qu’il exerçait à l’hôpital régional de Tozeur. Quand on lui demanda s’il avait alerté les autorités sanitaires régionales, il répondit par l’affirmative.
 
Le deuxième médecin qui prit la parole, le Dr Mourad Teyeb, urologue de son état, parla du manque de matériel d’endoscopie qui l’avait contraint à aller opérer plusieurs de ses patients à Kairouan pourtant distante de 300 km. Il avait déposé la demande pour cet équipement trois ans auparavant, mais celui-ci n’était parvenu à l’hôpital régional de Tozeur que le 20 décembre 2013 et il n’avait été remis à son commanditaire que le 18 février 2014. Par ailleurs, il manquait des pièces importantes telles que les anses de résection, le tuyau d’irrigation et les boules de coagulation. Enfin, l’équipe paramédicale de Tozeur n’est pas véritablement formée pour l’utilisation et l’entretien de cet équipement fin et coûteux.
 
A Tozeur, selon le Dr Mourad Teyeb, le bloc opératoire est composé de trois salles. Une salle est réservée aux orthopédistes, tandis que les deux autres voient se succéder la chirurgie générale, l’urologie, l’ORL et la gynécologie. De plus, une de ces deux salles comporte deux systèmes d’éclairage (les scialytiques) en panne, si bien que les diverses équipes ont travaillé les deux dernières années avec un scialytiques amovible.
 
L’urologue qui faisait de courtes pauses entre ses interventions, aborda la question controversée de l’activité privée complémentaire (l’APC) des médecins. Il fit remarquer qu’à Tozeur certains confrères en bénéficiaient, tandis que les jeunes médecins nouvellement recrutés en étaient privés. « Soit l’ensemble des médecins pratiquent l’APC dans les règles de l’art et en respectant la loi, soit on supprime l’APC pour tous ! » dit-il.
 
Dr Adnen Neji, un médecin généraliste travaillant au service des urgences, parla longtemps pendant que le ministre de la santé consultait de temps en temps son smartphone et qu’un autre médecin souriait béatement sous son abondante moustache, l’air de se demander ce qu’il pouvait bien faire dans ce tribunal surréaliste.
 
Un représentant de la société civile prit ensuite la parole pour dénoncer les problèmes de l’hôpital local de Degache présenté comme un excellent établissement. Degache est une petite ville de 8.000 habitants, située à une dizaine de kilomètres de Tozeur et dont l’activité agricole repose sur la culture des dattes. Construit il y a peu, l’hôpital local est situé sur une montagne isolée. Pour s’y rendre, les malades et leurs familles doivent emprunter un chemin infesté de chiens errants et dépourvu d’éclairage public. Le citoyen en colère ajouta que les responsables locaux, absents selon lui la moitié de la semaine, transmettent de fausses données au Ministère de la Santé et enjolivent une situation qu’il a estimée être cauchemardesque. Il a dit pouvoir citer de mémoire les noms de huit personnes décédées faute de soins appropriés. Quand il dut se faire opérer de la jambe en 2013, n’ayant pas confiance dans la médecine locale, il préféra faire le voyage jusqu’à la capitale pour y bénéficier d’une meilleure qualité de soins.
 
Le Pr Mohamed Salah Ben Ammar, ancien chef de service d'anesthésie-réanimation à la Marsa et actuel ministre de la santé, consulta quelques-unes de ses fiches et annonça qu'une colonne de coelioscopie d'une valeur de 350.000 DT allait bientôt être mise à la disposition des chirurgiens de Tozeur. D'autres équipements allaient suivre comme de nouveaux systèmes d'éclairage dans les salles opératoires. Ces initiatives sont certes louables, mais elles mettent involontairement le doigt sur le coeur du problème, à savoir la mauvaise gestion et le laisser-aller dans certains hôpitaux régionaux. Le bon sens voudrait que de telles mesures n'aient pas besoin d'attendre la visite du ministre de la santé en personne pour être appliquées. Les directeurs et les gestionnaires des hôpitaux ont pour mission de fournir aux équipes médicales les équipements et le matériel de base nécessaires à leurs activités. Lorsque des médecins se retrouvent dans l'impossibilité technique de remplir leurs fonctions, c'est qu'il y a eu un défaut dans la chaîne de transmission allant du directeur de l'établissement au Ministère de la Santé, en passant par les responsables locaux.
 
Au sujet de l'activité privée complémentaire instaurée en 1995, le Pr Mohamed Salah Ben Ammar a dit que lui n'avait personnellement jamais touché un millime d'un patient et que la gratuité des soins était un des grands principes auxquels il croyait. Son ministère faisait la chasse à toutes les formes d'abus et plusieurs professeurs agrégés étaient actuellement dans le collimateur de ses services. Concernant Tozeur, il dit avoir été informé d'abus manifestes et il lui avait été rapporté que des médecins « y utilisaient l'hôpital comme s'il s'agissait d'une clinique privée. »
 
Concernant l'isolement scientifique des médecins et du personnel paramédical dans les régions de l'intérieur, le ministre de la santé a estimé que la formation continue constituait la solution à beaucoup de problèmes. Il a par ailleurs rappelé qu'il avait été le premier à avoir ouvert des postes d'assistanat dans les régions. Le Pr Ben Ammar trouva que le discours du Dr Mehdi Achour était sincère et « qu’il venait du coeur ». Il se dit prêt à l'aider pour qu'il bénéficie d’un complément de formation.
 
Cette caravane ministérielle dans le sud tunisien a permis de mettre en contact les hauts cadres du Ministère de la Santé avec les jeunes médecins spécialistes chargés de soigner les populations des « régions de l’intérieur » avec les moyens du bord. Si une telle démarche peut présenter un intérêt ponctuel, il est nécessaire de garder à l'esprit que c'est tout un système qu'il s’agit de repenser et de traiter. Il faut instaurer des appels d'offres transparents, lutter contre la corruption et l'incurie, responsabiliser les directeurs d'hôpitaux, augmenter le budget national alloué à la santé, créer des pôles sanitaires pluridisciplinaires à l'échelle de plusieurs régions, repenser la répartition des facultés de médecine, encourager les médecins spécialistes à s’installer loin des grands centres urbains...
 
Il est trop tôt pour dire si la visite du ministre de la santé actuel changera durablement les choses à Tozeur. A l'heure où le tourisme médical bat son plein et où des milliers de Libyens viennent se faire soigner dans nos cliniques privées, nous ne parvenons toujours pas à établir un système national efficient qui garantirait à tous les Tunisiens la même qualité de soin. Des villes comme Tozeur, il en existe des dizaines en Tunisie et ce n'est pas une visite éclair qui résoudra définitivement les choses. La santé publique est notre grand corps malade et il faut la soigner au plus vite ! La santé du Tunisien ne saurait être tributaire de son origine géographique ou de son compte en banque...
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents